Impossible en voyant cette lande désolée qui descend en pente douce vers l’avant-scène de ne pas penser aux nombreuses pièces de guerre d’Edward Bond montées par Alain Françon dans un décor comparable. Mais cette plaine est d’une nature fort différente, espace ouvert quelque part au cœur du Jaunfeld, en Carinthie autrichienne, où Peter Handke convoque dans la lumière tamisée du souvenir des figures du passé.
Ficelles. Toujours la tempête créée parFrançon présente la particularité remarquable d’être bel et bien du théâtre tout en utilisant des ficelles renvoyant à la forme romanesque. Comme ce personnage simplement désigné par le mot «moi» en qui l’on peut légitimement voir un narrateur, ainsi qu’un double de l’auteur. Ce «moi» interprété par Laurent Stocker est donc un écrivain. Il y a les grands-parents, les oncles, la tante et surtout la mère. A l’énoncé de leur nom, ils apparaissent l’un après l’autre. Ce sont des voix du passé qui insistent dans sa tête. Par la grâce du théâtre, ils existent là, sous ses yeux et ceux du public.
Une concordance des temps quelque peu embrouillée fait qu’ils sont plus jeunes que lui, qui est pourtant plus jeune qu’eux. Façon de dire qu’il n’est pas encore né et que c’est lui qui les invente en tant qu’auteur. Ils n’habitent pas tout à fait le même espace temporel ce qui ne les empêche pas de parfois dialoguer.
A travers eux, le narrateur cherche à comprendre ce qui le constitue. Il ne s’agit pas de nostalgie ni de recherche au sens où l’entendait Proust, mais de quelque chose comme l’élaboration d’une cosmogonie intérieure qui est aussi une quête des origines.«Nous sommes notre origine. Sans origine, nous ne sommes rien», dit le grand-père. Les pieds solidement plantés dans le sol, l’acteur Wladimir Yordanoff donne un visage concret à ce terrien fier de la nature antitragique de son peuple. Son fils Grégor - joué par Gilles Privat - défend lui aussi leur naturel paisible de cultivateurs de pommes. La seule à exprimer une tonalité critique face à ces propos est Ursula. Quand ses frères partent se battre pour la Grande Allemagne sur le front russe, elle entre dans la clandestinité. Parfaite dans le rôle du mouton noir, Dominique Valadié campe cette rebelle avec une juste dose d’ironie.
L’impossibilité d’échapper à l’histoire est l’un des thèmes récurrents de cette pièce dont le titre s’inspire d’une didascalie du Roi Lear, «storm still». La lande où Lear éructe sa colère forme en quelque sorte l’arrière-fond de cette évocation - arrière-fond d’autant plus significatif que le spectacle est joué avec beaucoup de retenue. Loin de tout excès, Françon privilégie une interprétation rigoureusement mesurée s’appuyant sur des détails significatifs.
Idylle. Il y a cette façon étonnante qu’ont les grands-parents d’exprimer leur dégoût en crachant trois fois dans trois positions différentes, par exemple. Ou encore cet imperméable abandonné par la mère et que le narrateur hésite à enfiler. Un geste en dit parfois plus long que des mots. Interprétée par une Dominique Reymond lumineuse, la mère vit au cœur même de la guerre une période d’immense bonheur dans les bras d’un soldat allemand. Né de cette idylle avec un ennemi, le fils sera considéré par les siens comme un bâtard. D’où peut-être ce souci de fouiller ses origines en quête d’une vérité toujours à construire, ou d’un rêve éveillé évoquant une réalité flottante, où présent et passé se recomposent sur fond de tragédie en une vision apaisée.
«Toujours la tempête», de Peter Handke, ms. Alain Françon jusqu’au 2 avril aux Ateliers Berthier, Paris. Du 8 au 10 avril à Saint-Etienne, les 15 et 16 avril à Amiens, du 22 au 26 avril à Nice.